"Oui, cette librairie n'a pas été simplement un refuge mais aussi une étape dans ma vie. J'y restais souvent jusqu'à l'heure de la fermeture. Une chaise était placée près des rayonnages ou plutôt un grand escabeau. Je m'y asseyais pour feuilleter les livres et les albums illustrées. Je me demandais s'il se rendait compte de ma présence. Au bout de quelques jours, sans interrompre sa lecture, il me disait une phrase, toujours la même: "Alors, vous trouvez votre bonheur?" Plus tard, quelqu'un m'a déclaré avec beaucoup d'assurance que la seule chose dont on ne peut pas se souvenir c'est le timbre des voix. Pourtant, encore aujourd'hui, au cours de mes nuits d'insomnie, j'entends souvent la voix à l'accent parisien - celui des rues en pente - me dire: "Alors, vous trouvez votre bonheur?" Et cette phrase n'a rien perdu de sa gentillesse et de son mystère."
Patrick Modiano, Dans le café de la jeunesse perdue